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Textes sur

Les dessins de Jeannes Gatard, par Frédéric Valabrègue

 

Rien ne me semble plus nu, plus désarmé et, en même temps, à la recherche d'un point d'une précision extrême, que les dessins de Jeanne Gatard. C'est d'abord de cela dont ils me parlent : le dessin est un parcours. Il marque la distance entre la main qui trace et un point mental visé dans la mémoire des choses vues - un son, une lumière, un objet, un visage. Ce sont des approches. Ils gardent d'ailleurs le caractère de l'esquisse et forment ce que l'on appelle "fragments répétés, qui sont autant de pas". Ce qui demeure préservé, c'est l'ébranlement. Comment s'approcher d'une ancienne commotion : un mimosa embrasé par la lumière d'un néon, une barque en bois aperçue au bord du Nil ?

 

 

 

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Chaque pas, chaque instant de cette marche rencontre, comme autant de stèles ou de bornes, une figure, un personnage récurrent, dont le sens va devenir de plus en plus manifeste. Il ne faut pas longtemps pour savoir où va cette barque : c'est celle des nautiniers les plus graves et les plus sombres. Ainsi, de sandales en nuées d'oiseaux, et de becs aigus en bourdonnements, se constitue, sur le mode du fragment, un récit. Plutôt, l'association et la permutation de signes, qui sont des sensations pures, vont constituer des récits : les insectes appartiennent aux rêveries de la sieste ; il ne peut y avoir de voyage derrière les volets clos sans ce murmure.

Le signe ne contient pas un message mais libère une sensualité. Il faut qu'un dessin fredonne, il faut qu'un autre craque dans un incendie. Les dessins sont de la musique et leur note est le trait : un trait qui ne cerne pas. Il n'est pas autoritaire. Il est celui de la respiration retenue. Le trait de crayon de Jeanne Gatard caresse ou épingle, entomologiste, et, lorsqu'il se fait aussi suraigu que les os d'un squelette, le pastel gras vient lui donner du muscle et de la chair.

 

De quoi va enfanter le brouillon, le gribouillis ?

Chaque page est marche parce que le départ, la gestation y est préservée : le chaos, la main errante cherche son territoire. C'est comme dans la fosse d'orchestre le moment merveilleux où les musiciens s'accordent. S'il n'y avait pas la confusion préalable, d'où pourrait provenir la sensation d'y être bientôt, non pas au but recherché, mais à la figure démaillotée de son cocon de traits ? Il y a un fil ténu et dévidé, un fil d'Ariane.

 

Ces sont des dessins de funambule et d'abimes. Leur auteur ne sait si le fait même de dessiner, de se dire dessinateur, pourra encore se reproduire. Son pari n'est que de ferveur, à la façon des Primitifs. Jeanne Gatard dessine comme on prie sans croyance, une prière à nulle adresse autre qu'à l'enfance du monde pour qu'elle se manifeste encore.

 

Qu'est-ce que ça signifie, ce regard sur les Primitifs, dans un monde surencombré d'images et de culture ?

Beaucoup d'artistes le savent : c'est réussir à incarner le moment où la beauté et la douleur du monde nous ouvrent un œil immense dans le cœur. Dans ce trou, s'engouffre le paysage.

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Jeanne Gatard marche dans un pays où les chiens hurlants peuvent mordre. Il n'y a pas que des anges dans sa contrée, il y a aussi des nerfs brûlés au fer rouge, des tortures. Elle croise des foules qui piétinent : êtres-socles sur pieds armés pour se cramponner au sol mais qui tournent le dos à tous et dont la tête devient brouillard et fumée. Elle essaie de donner visage à cette foule emplie de béances. C'est l'objet de son travail mais c'est aussi l'objet de toute sa vie : le Bien et le Mal. Un texte, une musique, des portraits, le tout intitulé Paroles de pas. Ce qui se dit en marchant car c'est dans ces moments-là que viennent toutes les pensées. Le visage avec les pensées qui le colorent.

 

Les portraits récents de Jeanne Gatard essaient de capter les ombres qui passent dans les yeux, les sourires et les grimaces qui passent au coin d'une bouche, la façon dont les narines se creusent parfois au passage d'une colère. Ce sont des icônes. Des signes écrits de violence et de la douceur. Car l'objectif de ces dessins, si tatonnants, insistants, entêtés et tétus, c'est de travailler à inverser la violence du monde. De cette violence, ils en sont pleins. Ils la travaillent, la filtrent, la distillent et la digèrent. C'est ce qui les rend aussi à vif et à fleur, à la fois du côté de l'écorché et de la surface de l'eau.

F.V.

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L'Esquif décalé et la Grande sieste de Jeanne Gatard par Claude Chambard

 

 

(article paru dans la revue CCP, mars 2013)

 

 

Dans un de ses précédents livres, Jeanne Gatard écrivait "ceux qui ont épuisé la vie vont sur l'eau et se rejoignent en farandole. Les anges, les fous d'amour tournent en barque, dansent et se souviennent de Patinir, des barques solaires et des nefs du Rhin."

 

Une façon d'introduction à l'Esquif, qui est aujourd'hui instrument qui résonne, une barque éternelle avec à son bord trois personnages : Encelade, Iota et Chafoin. L'Air, c'est Encelade, la Terre Chafoin, Iota, c'est l'entre-deux, la musique qui réunit, l'appel. Car si le son hésite, l'oubli n'oublie pas. Et la barque, la Permanence, le lieu perpétuel où sont inscrites les traces de ceux qui l'ont empruntée. Et l'Amour ("c'est l'Himalaya ! "- dit Iota) porte la barque, porte l'Enfance éternelle, "le chant qui va vers ce qui n'a pas de temps." Il ne faut pas se retourner. On le sait.

 

Admirablement orné de dessins de l'auteur, qui sont autant d'enluminures, voici un livre étonnant et totalement décalé dans la production actuelle.

C.C.

 

 

Autres textes

 

 

François Pluchart, Peintures/Écritures, pour le CARI de Nice

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